We want your soul. (Aedan)

Tu es chez toi. Littéralement affalé dans ce vieux canapé qui n’a pas l’air si vieux, pourtant. C’est tout le concept de cette maison, Aedan, quand tu l’as prise, c’était quasiment une ruine, et tu t’es tué à la tâche durant des mois, et des mois, pour lui redonner un semblant d’allure. Bien entendu, on ne peut pas dire qu’aujourd’hui, elle ressemble à un manoir, mais elle est présentable. Accueillante ? Tu n’irais pas jusque-là, parce que tu ne sais pas faire ça, étant donné que tu n’es toi-même pas accueillant, en général. Cependant, elle est, et elle semble habitable. Tu avais des moyens, pourtant, tu aurais pu faire appel à tout un tas d’artisans, tu aurais pu faire faire chacun de tes meubles sur mesure, et vivre dans un luxe incroyable mais c’est bien là tout ce que tu voulais éviter. Si tu avais voulu une copie conforme du palais, Aedan, tu y serais resté.

Un jour de repos ? Absolument pas. Disons simplement que c’est le petit retour de bâton pour ton cousin, ça, tu vois. Parce qu’il y a quelques jours, il est entré dans ton bureau, le visage en presque bouillie pour te confier absolument toutes ses affaires courantes, ses réunions. C’est une habitude que tu aimerais lui faire perdre, alors, en dédommagement, et tu l’as prévenu – par une note laissée dans son bureau – que tu ne serais pas là aujourd’hui. Tu n’as pas donné de raison, tu t’es arrangé pour que ce soit comme ça, et pas autrement, et si tu es d’un naturel assez calme, et bien moins enclin qu’Hodgen à ennuyer le reste du monde, Aedan, il n’en demeure pas moins que ton caractère n’est pas le plus doux au monde non plus.

Et tu t’imaginais passer la journée à ne rien faire. La bouteille que tu as ouverte il y a une bonne heure maintenant est entamée, sans plus, tu en as bu, pas mal, mais pas énormément, avec les années, tu tiens l’alcool, ton corps à développer une certaine résistance. De ce fait, tu te sens dans le vague, oui, mais tu es capable de bouger, et de réfléchir plus ou moins correctement. Tu t’en fiche, de toute façon, tu n’as rien prévu d’autre que de rester enfermé, tu n’auras à faire à personne avant au moins le lendemain, ce sont du moins tes projets à toi. Des projets mis à mal par quelques coups donnés contre ta porte d’entrée. Ça résonne, et tu restes sans bouger, dans l’espoir que ça passe, sauf que ce n’est pas le cas, alors, tu te traînes jusqu’à cette dernière, une chemise sur le dos, même pas fermée, ou pas du tout correctement, et tu ouvres la porte, brutalement, pour trouver derrière une jeune femme que tu ne connais pas et qui se présente devant toi avec, visiblement, une lettre à te remettre. A l’écouter, on l’a envoyé chez toi, et ça te fais immédiatement froncer les sourcils, tandis que tu attrapes la fameuse lettre d’un geste brusque et soudain pour pratiquement déchirer l’enveloppe.

Cette lettre, tu la lis sans la lire, tu la parcours, rapidement, et tes yeux se reposent sur cette femme, avant de lâcher devant elle un soupire lourd de sens. Quand est-ce qu’il cessera de te faire de tels affronts, hein ? Voilà qu’il t’envois cette femme, à toi, comme si elle n’était qu’un vulgaire objet dont il peut disposer. A croire que c’est de famille, d’agir de la sorte, de se servir des autres. « D’où est-ce que vous venez, comme ça ? » Tu demandes, déjà prêt à la renvoyer chez elle, parce que, franchement, tu n’accepteras jamais plus rien de ce qui vient de ton ainé, Aedan. Tu te l’es juré, et normalement, il le sait.

Ta famille sera, sans nul doute possible, toujours un poids des plus conséquent dans ta vie. Tu le sais, et si tu n’irais pas jusqu’à dire que tu l’as bien accepté, disons que tu as appris à vivre avec. Tu t’es éloigné du palais, pour devenir soldat, en te disant que tu pourrais sans doute briller dans un autre domaine que celui de la politique, étant donné que ça ne t’avait jamais intéressé, malheureusement pour toi, le fait que Léandre prenne l’ascendant sur toi à fini de détourner les yeux de ton aîné de toi. Encore une honte que tu venais lui infliger, du moins, ce fut probablement sa pensée lorsque votre cousin, un jour, pu fièrement exhiber son grade de Major. A l’époque, tu n’étais que Caporal, tu es rapidement grimpé au rang de Lieutenant et tu t’es toujours demander si ce n’était pas un acte de pitié venu du palais … un premier gros affront, qui t’as fais serrer les dents, mais que tu n’as eu d’autre choix que d’accepter. Il y a deux ans, finalement, tu perdais, sans pouvoir lutter, une escouade complète de bons soldats, tu aurais probablement du porter la responsabilité de ces pertes, mais ce fut comme si tout avait été effacé. C’est ton cousin, cette fois, qui a forcé pour que tu gardes ton poste, ton grade, il t’a obligé à regarder la vérité en face, et à lutter, chose que tu aurais voulu à tout prix éviter.

De ce fait, Aedan, il est clair que tu te méfies de tout ce qui peut éventuellement venir de ces deux-là. Et à choisir, c’est évidemment de Rohan que tu te méfieras toujours le plus. Tu ne sais pas ce qu’il cherche à faire, en t’envoyant une jeune femme, sa lettre n’est qu’une succession de provocation sur le fait que tu es bien incapable de te débrouiller seul, et que les facilités du palais doivent forcément manquer à ton quotidien. Toi, tu ne penses déjà qu’à la ramener d’où elle vient … sauf que ça tombe comme une pierre toute droit venue du ciel, ça éclate devant toi. Elle vient du palais, Aedan. Et si elle vient du palais, c’est qu’elle n’a nulle part où aller. Tu ne peux pas faire le chemin jusqu’à ton frère, déjà parce que c’est long, et qu’il est tard, ensuite parce que tu n’as strictement aucune envie de le voir, de lui parler, ou de te battre contre lui. « Loin de là-bas … » Comme quoi, on ne change pas les mauvaises habitudes, chez les Stellaa. Disposer des autres comme s’ils n’étaient que des bibelots qu’on veut déplacer dans son salon, voilà bien une sale manie que tu pourrais un jour avoir l’envie d’essayer de leur faire passer à tous par la violence. « Vous avez fait tout ce chemin seule … » Même pas une question, tes yeux s’attardent sur elle, la détaillent, notent la boue, sur sa tenue et les tremblements bien perceptibles et forcément, tu finis par te décaler pour lui laisser la place pour entrer chez toi.

En fait, tu n’attends même pas, finalement, tu te détournes sur la porte, tu balances la lettre sur la table de la cuisine et tu viens lui servir un verre d’alcool fort que tu fais glisser le long de la table, dans sa direction. « Pourquoi faire ? Vous étiez quoi, exactement au palais ? »

Comment est-ce que tu vas encore te débarrasser de ça, toi, hein ? Pour l’heure, tu la laisses entrer, c’est vrai, mais tu ne comptes pas non plus profiter de sa présence et lui assigner une quelconque tâche à ton propre domicile. Il y a bien longtemps, maintenant, que tu te forces à faire les choses de tes mains, pas évident, quand on a grandi avec des serviteurs, certes, mais tu le fais tout de même, et tant pis si rien n’est parfait, si parfois, ta demeure est un véritable bazar, si tu n’es pas habillé ou coiffé correctement. Au moins, tu as l’air d’un soldat, pas d’un prince, et toi, ça te va. Tu ne fais en réalité que la laisser profiter de la chaleur de l’intérieur, parce que malgré le fait que tu n’es responsable de rien, tu te sens systématiquement coupable des agissements de ton ainé, Aedan.

Te voilà donc à lui offrir un verre d’alcool parce que c’est la première chose qui tombe à ta portée, et que tu te dis bêtement qu’elle doit en avoir bien besoin, et puis, oui, tu questionnes, tu essaies de comprendre, tu vois, et plus elle parle après ça, plus tu ouvres grand tes yeux, parce que visiblement, elle n’a absolument pas compris le petit manège de son Roi. « Ça lui ressemble bien tout ça, en effet. » Que tu en viens à grogner, alors que tu viens avaler une longue rasade, au goulot de la bouteille, avant de la reposer, et de te laisser tomber sur une chaise. « Il s’est débarrassé de vous, donc. » Etrange, qu’il en vienne à s’intéresser à une simple servante. Tu supposes qu’il y a bien autre chose derrière tout ça, et le connaissant, tu t’attends toujours au pire. Elle ne sait même pas qui tu es, Aedan, il ne lui a rien dit, et quand elle parle de commerce, tu as un ricanement fort désagréable. « Où voyez-vous un commerce, ici ? Il n’y a que moi, et cette maison, si vous voulez tout savoir. » Paradoxalement, tu as les moyens, les fonds de la famille Stellaa te reviennent de droit, du moins, en partie, et pourtant, finalement, tu n’as pas grand-chose ici. Simplement le nécessaire.

Tu te redresses sur ta chaise, tu viens croiser les bras sur ton torse, en l’observant à nouveau. « Il vous envoie chez moi, sans même vous dire mon nom avant … mon frère me surprendra toujours. » Et pas en bien, qu’on se le dise. « Il n’y a pas de commerce. Et rien que vous puissiez faire, c’est ma maison et j’y vis seul. Vous allez devoir trouver une solution de repli. » Ce n’est pas de sa faute, elle est la malheureuse victime de tout ça, mais finalement … toi aussi, en quelques sortes, alors tu ne vois pas pourquoi tu t’en occuperais plus que ça.

Tu enrages de l’intérieur. Heureusement, Aedan, tu n’es pas comme ton ami Hodgen, tu n’es pas complètement démonstratif, quand il s’agit de la rage, autrement, il est bien évident que tu aurais surement déjà effrayée cette jeune femme. Ce n’est pas ce que tu veux, cela va de soi, mais tu vois, tu refuses d’être dérangé dans ta vie de cette manière, tu as voulu … prendre une espèce d’indépendance, en partant, en devenant soldat, et en désertant, et le palais, et le Centrum, tu voulais bêtement qu’on te laisse tranquille, Aedan. Au lieu de ça, tu dois supporter ton cousin, de front, au moins fois dans la semaine, sans compter le fait que tu dois t’arranger pour rester sous ses radars, afin de ne pas avoir à faire à lui encore plus souvent. Et voilà que ton aîné, pourtant bien occupé par ses fonctions de Roi de cette Cité, se décide à montrer signe de vie en t’envoyant … une femme. Quand est-ce que cette fichue famille se décidera à te foutre la paix, hein ?

Te voilà donc obligé de lui annoncer qui tu es, pour commencer, mais aussi qu’il n’y a ici aucun commerce dans lequel elle pourra travailler. Malheureusement pour elle, elle vient de se faire rouler dans la farine, et tu sais comme Rohan peut être doué pour ça. Un vrai serpent, voilà ce qu’est ton frère, fourbe et habile, il est difficile de lui échapper, la preuve, malgré toute ton expérience, tu n’y parviens pas encore. « Vous êtes ici parce que votre Roi vous considère comme un pion qu’il peut déplacer à sa guise. » Tu te fiches bien du fais que le rang de ton frère est censé imposer un certain respect. Tu ne le critiques pas souvent ouvertement, mais là, tu te le permets devant cette jeune femme, parce que, tu veux lui offrir la vérité en te disant que tu lui dois bien ça. Ridicule, n’est-ce pas ? Tu n’y es pour rien, Aedan, toi, tu ne lui dois rien.

Le truc, c’est qu’à peine a-t-elle ton identité, que tu la vois fuir. « Lieutenant Stellaa … » Tu prends tout de même la peine de la corriger, parce que cette appellation de Prince a toujours été bien déplaisante à ton oreille. Surtout depuis que ton frère a osé te dire à quel point tu n’en étais pas digne. Et au fond, sans doute a-t-il raison … Il n’empêche qu’elle s’en va, maintenant, et elle le fait si vite, et de façon si brusque, que sans comprendre pourquoi exactement, tu te vois te lever et lui courir après dans le couloir de la maison. « Où allez-vous ? » Tu demandes, bien conscient qu’elle vient de loin, et surtout, parfaitement en connaissance de l’ambiance particulière qui règne dans les bas-quartiers. Le Centrum, de nuit, c’est une chose, c’est sécurisé, vois-tu, la plupart du temps, désert même, selon les rues. Ici, c’est autre chose, c’est un autre monde qui se dévoile, une fois le soleil couché, un monde qui n’a rien de plaisant, ou d’agréable, parfois. « Cessez donc de vous soucier de Rohan et de ses désirs, ou de ses ordres. » Tu siffles, alors qu’elle te parle de quelque chose que tu ne comprends qu’à moitié. Ce que tu déduis de tout ça, c’est qu’il joue avec des choses qui le dépassent, qu’il ne comprend pas, ou dont il se fiche tout simplement éperdument. « Vous avez de l’argent ? » Regarde-toi, mon vieux, tu ne veux pas avoir à t’occuper de cette jeune femme, parce que ton frère te l’envoie, mais maintenant que tu as vu sa réaction, et bien, tu veux veiller à sa pseudo sécurité juste … et bien parce que c’est ton frère qui l’envoie. « Vous ne comptez tout de même pas … dormir dehors ? » Et en plus, il gèle, les températures sont passées sous la barre du zéro depuis quelques semaines, déjà.

Tu ne sais même pas ce que tu es censé faire pour pouvoir prétendre … avoir fait au mieux, Aedan. Tu n’es pas spécialement doué, avec les autres, les gens qui te connaissent, qui sont habitués, ça passe, mais on sait bien à quel point tu peux être maladroit, incertain que le comportement à adopter. Tu ne sais pas t’adapter aux autres, Aedan, c’est ça, ton souci, tu pars du principe que tu es juste égal à toi-même – et certains diront que tu as bien raison – mais toi, tu sais que tu ne peux pas faire l’unanimité, et tu as l’impression que c’est encore un défaut que tu as. Un de plus. L’un de ceux qu’on pourra encore te reprocher, tiens.

Et franchement, quand tu la vois fuir comme ça, tout en se souciant encore de ce que pourrait être la réaction de ton aîné, ça t’ennuie. Tu le lui fais remarquer, donc, et ça, ça n’a spécialement l’air de lui plaire. Le pire, c’est qu’elle a surement raison, tu as certainement une certaine facilité, étant donné que les Stellaa sont ta famille, tu peux te permettre certaines choses, que ce soit auprès de Rohan, ou Léandre, d’ailleurs. Disons que c’est probablement mieux toléré quand ça vient de toi, que ça déclenche tout autre chose, quand c’est un autre. Tu soupires, donc, ennuyer de voir que, probablement, Rohan a surement encore fait quelque chose de fort … embarrassant, au moins ça. Tu ne connais pas son histoire, tu ne sais pas jusqu’où remonte l’histoire qu’elle a l’air, en partie, de te conter là, alors, tu t’abstiens de commentaire, mon vieux, de peur de faire pire que mieux.

« C’est vous qui vous excusez ? » Tu demandes, en passant une main sur ton visage. Surréaliste, n’est-ce pas ? Profondément injuste, aussi, mais ça … ce sont bien les façons de faire des tiens. La justice n’a jamais été leur fort, Rohan par exemple, ne cherche qu’à protéger sa famille, sa lignée, bien qu’il n’ait pas encore trouvé femme, et qu’il n’ait pas encore le moindre enfant, tu sais bien que ça finira par venir parce que ton frère n’a qu’un seul but : faire en sorte que le trône reste aux Stellaa. Il serait même prêt à te mettre à sa place, si ça devenait nécessaire, et sans te demander ton avis, cela va de soi. « C’est mon frère qui est le responsable de votre situation, considérez donc qu’il me revient la charge d’en prendre la responsabilité en son absence. » Une attitude de véritable Prince, Aedan, voilà qui pourrait parvenir à faire sourire Rohan … avant qu’il ne se décide à t’envoyer à la tête à quel point tu es stupide de t’embarrasser de tels détails. Vous n’avez assurément pas la même façon de penser, c’est un fait. « Revenez donc par ici, il est tard, il fait froid, et vous n’avez pas grand-chose sur le dos. Vous n’aurez qu’à … vous trouver une solution demain, à la lueur du jour, ce sera surement plus facile, et plus sécuritaire. » Et bien, tu n’as jamais autant parlé, Aedan.